Développement de l’esprit critique et de la pensée réflexive

En philosophie, il s’agit « d’abord d’accepter, comme dans toutes les autres disciplines, le principe d’une progressivité calculée dans l’initiation, l’apprentissage, l’acquisition des savoirs. On sait que dans certains conditions, celles qu’il faut précisément libérer, la « capacité philosophique » d’un « enfant » peut être très puissante. La progressivité concernerait aussi bien les questions et les textes de la tradition que ceux de leur modernité… ». Jacques Derrida, Le Monde de l’éducation, mars 1975. Le 19 novembre 2009, lors de la 9ième Rencontre sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP) qui s’est tenue à l’Unesco, un atelier a travaillé sur : « La question de la progressivité en philosophie avec les enfants : vers un curriculum ? » (1). L’UNESCO en effet, dans une perspective de dialogue et de paix entre les peuples, promeut le développement de la philosophie avec les enfants tout au long de leur scolarité. Cette orientation ouvre la problématique d’un cursus scolaire de l’apprentissage du philosopher. Cet atelier avait pour objectifs : - d’explorer cette perspective, de formuler les questions pertinentes sur le sujet et d’avancer quelques pistes de réflexion et de recherche ; - de mettre en place un groupe de travail international qui prendrait en charge cette problématique en vue de propositions pédagogiques, didactiques et institutionnelles. Ce groupe de travail a été créé, avec notamment des représentants de France, Suisse, Belgique, Québec. Un texte de problématisation de la question a été proposé par Michel Tozzi, enrichi par les travaux de l’atelier. Il vise à introduire le débat, afin de susciter des contributions. D’où le texte ci-dessous. Il s’agit de bien poser le problème, et de formuler les questions pertinentes, car la question d’un curriculum pose de nombreuses interrogations d’ordres divers, par exemple psychogénétique, psychologique, philosophique, éthique, pédagogique, didactique... D’où le plan de travail de la recherche, où il s’agit d’identifier quelques problèmes de fond traversant la question d’un cursus philosophique, pour alimenter la réflexion et proposer des contributions à la recherche. 1) La question des objectifs 2) La question des contenus 3) La question des processus de pensée 4) Le commencement du cursus 5) La notion de progressivité dans le cursus 6) La question des méthodes 7) La question d’un cursus standart Ci-dessous quelques questions à travailler par ceux qui sont intéressés par cette réflexion sur un curriculum philosophique, destinée notamment à l’Unesco et tous ses pays membres : - qu’entendre par curriculum disciplinaire ? Comment définir un curriculum philosophique ? Un curriculum philosophique scolaire ? - Est-il possible et souhaitable ? A quelles conditions ? - Comment concevoir un cursus en philosophie à l’école primaire et secondaire, partiel ou total ? - Comment penser les notions de progressivité, de progressivité scolaire disciplinaire, de progressivité dans un apprentissage à l’école, et concevoir une progressivité en philosophie et du philosopher ? - Quels pourraient être les objectifs, les contenus, les compétences (du professeur et des élèves) inscrits dans un curriculum philosophique ? - Quelles sont les méthodes qui facilitent pédagogiquement et didactiquement l’apprentissage de la philosophie et du philosopher ? Pourquoi et en quoi sont-elles facilitatrices ? - Quelle formation paraît nécessaire pour accompagner un curriculum philosophique à l’école ? (Transmettre les contributions à cette dernière question à Nathalie Frieden, professeur en didactique de la philosophie à l’université de Fribourg, responsable du groupe de travail sur la formation : nfrieden@sunrise.ch).

La question des objectifs

Un apprentissage dans un cursus ne prend sens qu’à partir des objectifs poursuivis. Or, s’agissant des pratiques philosophiques à l’école, ils peuvent être multiples, suivant les paradigmes organisateurs institutionnels ou les innovations et les expérimentations qui se développent sur le terrain. Cherche-t-on (paradigme doctrinal), à diffuser une philosophie officielle (ex : le thomisme dans l’Espagne franquiste ou le marxisme-léninisme-stalinisme dans l’ex-URSS) ? A transmettre un patrimoine philosophique (paradigme historique de l’histoire de la philosophie en Italie), avec ses grands moments : la maïeutique socratique, la dialectique platonicienne, la rhétorique aristotélicienne, l’hédonisme mesuré des épicuriens ou le courage stoïcien, le cogito cartésien, l’impératif Kantien, la dialectique hégélienne ou marxiste etc. ? A préparer par le libre examen les élèves à décider et se conduire dans leur vie à partir de valeurs clarifiées et hiérarchisées (paradigme praxéologique du cours de morale non confessionnelle belge) ? A penser par soi-même à travers une communauté de recherche philosophique, en favorisant une pensée critique, créative et attentive (paradigme problématisant de M. Lipman) ? Chez les enfants, cherche-t-on à développer l’aptitude à se mettre authentiquement devant une question, et à y répondre par l’élaboration d’une première pensée sur le monde (J. Lévine) ? S’agit-il plutôt (ce n’est pas contradictoire mais déplace le curseur), de travailler une méthodologie de pensée rigoureuse, à base de problématisation de questions et notions, de conceptualisation de notions et de distinctions conceptuelles, d’argumentation rationnelle pour valider ses propos ou faire des objections (M. Tozzi). Va-t-on encore plus loin, en apprenant aux enfants à l’école, à vivre mieux et bien, au sens d’une sagesse (N. Go) ? Cherche-t-on ou non, de façon conjointe, à éduquer à la citoyenneté par la pratique de la coopération, en tentant d’articuler dans une pratique scolaire philosophie et démocratie (S. Connac)? Ou/et de développer un usage réflexif, et non plus utilitaire, de la pratique de la langue ? On le voit, certains programmes ou pratiques insistent sur des contenus précis à assimiler, d’autres sur les processus de pensée à développer, d’autres encore mêleront les deux (ex : la philosophie en classe terminale en France). Selon le choix des objectifs, qui nous le voyons peuvent être très différents, voire opposés, le cursus envisagé, ses contenus et ses méthodes ne seront pas les mêmes, de même que la formation nécessaire, car objectifs poursuivis, méthodes pour les atteindre et formation souhaitable doivent être en cohérence pédagogique et didactique.

La question du contenu

Si le contenu apparaît à certains déterminant, il faut savoir comment le penser. Un contenu doctrinal officiel s’opposera à un contenu historique (histoire des idées), comme le dogmatisme au pluralisme. Mais une « philosophie officielle » peut-elle apprendre à penser par soi-même ? Un enseignement « historique » doit-il inciter au relativisme à cause de la multiplicité des doctrines ? Il y a d’autres choix possibles (ex : s’ouvrir à la multiplicité pour se déterminer par soi-même ; mais cette multiplicité des doctrines ne devrait pas être pour l’élève un « supermarché des idées philosophiques » dans laquelle il va faire son choix)… 1) Faut-il donc penser dans un programme de philosophie ce contenu comme une transmission de la vision du monde de la société dans laquelle on vit et qu’on veut construire ? Le thomisme est ainsi la philosophie officielle du Vatican, car elle formalise au mieux la réflexion chrétienne sur le monde. Elle devient celle de l’Espagne franquiste. De même, et symétriquement à une vision chrétienne du monde, pour une société qui a fait sa révolution prolétarienne et cherche à y entraîner le monde entier pour libérer les masses et les peuples opprimés, le marxisme apparaît dans l’ex-URSS comme la philosophie la plus adaptée à la situation, une arme théorique et pratique à faire partager aux dominés… 2) Faut-il penser ce contenu au contraire comme la succession des doctrines philosophiques dans l’histoire (comme en Italie)? C’est ici la chronologie historique des philosophes qui présidera à la progressivité du curriculum. On pourra raisonner par auteurs (Aristote, Heidegger…) ou/et « courants » plus globaux (scepticisme, stoïcisme ; matérialisme/idéalisme ; empirisme/rationalisme…). Mais quel sera le sens de cette historicité ? Donner pédagogiquement des repères temporels pour insérer l’approche d’un auteur, ou d’un ouvrage, dans son contexte social, culturel, politique etc. ? Histoire des idées ? C’est une vision historique des œuvres, qui soutient que l’histoire éclaire sociétalement les doctrines. Qu’elle peut aussi les éclairer philosophiquement, chacune se définissant par rapport à celles qui l’ont précédé, en la prolongeant ou/et en la critiquant (Cf Descartes et le thomisme, Hegel et Marx…). On peut aussi invoquer pour justifier philosophiquement ce choix un « sens de l’histoire », dans une perspective hégélienne, où l’esprit se réaliserait peu à peu dans son déploiement historique. Ce serait une conception philosophique particulière de l’histoire de la philosophie et de l’histoire tout court. Un programme de philosophie doit-il être aussi philosophiquement marqué ? On rejoint la question des objectifs poursuivis, et de la « philosophie d’un programme ». Si on retient par ailleurs un certain nombre de philosophes, lesquels choisir ? Favorisera-t-on les philosophes contemporains, ou équilibrera-t-on le programme entre l’Antiquité, le Moyen âge, la philosophie moderne et la philosophie contemporaine ? Y a-t-il des philosophes plus importants que d’autres dans l’histoire de la philosophie ? Quels sont alors le ou les critères d’importance ou de sélection de tel ou tel ? Dira-t-on qu’il n’y a de philosophie qu’occidentale, et que c’est là qu’il fat puiser tous les auteurs ? Quid alors de la pensée chinoise, des écoles de philosophie hindoues, de la philosophie africaine émergente ? Y aura-t-il des auteurs obligatoires à étudier, ou une liste d’auteurs simplement proposés dans laquelle le professeur choisira certains? Une liste d’oeuvres philosophiques parmi lesquelles choisir, ou une liste d’ouvrages obligatoires à étudier ? En France, on peut avoir à expliquer un texte philosophique à l’examen du baccalauréat (18 ans) sans qu’il y ait l’exigence ni de connaître l’auteur ni de connaître l’œuvre de l’extrait proposé, parce qu’on veut juger surtout les capacités d’analyse et de réflexion du candidat… 3) Faut-il, plutôt qu’une approche historique ou doctrinale (ou corrélativement), penser ce contenu en termes de notions à étudier, idées générales et abstraites dont il faut conceptualiser le contenu au premier abord vague et polysémique (ex : la conscience, la vérité, la liberté, l’Etat, le réel etc.) ? On prend ici des mots-clefs, convoqués pour et par la pensée, prenant sens dans un réseau conceptuel à partir desquels on ordonne des problèmes (ex : à propos de la vérité, on soulève la question de la théorie de la connaissance, ou celle de l’éthique de la parole ; à propos de la liberté, la question du libre arbitre ou du déterminisme, ou celle du rapport entre responsabilité et culpabilité…). Mais quelles notions choisir prioritairement par rapport à d’autres, compte tenu du temps limité d’enseignement ? Y a-t-il un ordre d’étude souhaitable (ex : la conscience avant l’inconscient), ou doit-il être laissé à l’initiative pédagogique (telle notion est d’expérience plus facile à aborder que telle autre) ou philosophique d’un professeur qui construit son cours (ex : tout découle principiellement de notre rapport au monde, de notre conscience, de nos sensations etc.) ? 4) Faut-il au contraire penser ce contenu en terme de problèmes (ex : le module « Suis-je seul ? », dans le cours de morale non confessionnelle belge). On peut ici prendre les grandes questions de l’histoire de la philosophie (Cf. Socrate ou Descartes : « Qui suis-je » ? Ou Kant : « Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que puis-je espérer ? Qu’est-ce que l’homme ? »). Les notions prennent ici sens dans et par les questions qui les contiennent. L’approche par problèmes facilite-t-elle chez l’élève l’effort de problématisation par rapport à d’autres entrées possibles (doctrines, textes, notions…) ? 5) Qu’en est-il aussi de la référence aux auteurs et aux textes par rapport à ces notions ou ces problèmes ? On peut penser à la façon dont une notion a été traitée par différents philosophes (ex : la notion d’idée chez Platon, Locke, Leibniz, Hume, Kant, Hegel ou Marx…), et/ou telle œuvre (La République, ou l’Essai sur l’entendement humain…). Un problème de son côté peut être traité dans sa problématisation spécifique (position, élaboration du problème), et sa tentative originale de solution à travers un ou plusieurs philosophes, ou telle ou telle œuvre : par exemple le criticisme de Kant repose sur la distinction conceptuelle entre entendement et raison, que ne fait pas Descartes, d’où une solution différente à la question « Que puis-je connaître ? ». Va-t-on au contraire supposée connue telle œuvre dans le recours à la référence, jusqu’à préciser la place à donner à tel ouvrage dans l’œuvre doctrinale d’un auteur, dans l’histoire de sa pensée ? Une interrogation s’impose : qu’est-ce qui doit relever spécifiquement de l’enseignement supérieur par rapport à l’enseignement secondaire, dans le caractère plus ou moins pointu de l’enseignement dispensé, surtout quand il devient une « spécialité »? Et faut-il ou non une place pour les auteurs en philosophie avec de jeunes enfants ?

La question des processus de pensée

Certains didacticiens de l’apprentissage du philosopher pose la question de l’entrée dans la philosophie par l’apprentissage du philosopher, plutôt que de mettre en premier dans un cursus la question des contenus. C’est une autre approche. On peut la trouver contradictoire avec la première, car elle s’intéresse moins à des contenus précis, et plus à l’émergence et au développement de la réflexion comme façon de pensée, méthode intellectuelle, mettant en jeu des processus de pensée à la fois généraux, s’agissant de pensée humaine, et spécifiques, s’agissant de philosophie (on ne conceptualise pas en philosophie comme dans les sciences). Elle met l’accent sur les questions que les enfants se posent eux-mêmes, avant même d’approfondir la façon dont les posent les philosophes, constatant que les questions des enfants rejoignent souvent de grandes questions philosophiques, par exemple dès 3-4 ans sur la mort. Certains critiquent cette position, en soutenant qu’on ne peut en philosophie séparer la forme (qui serait processuelle) du fond (le contenu), qu’on ne peut philosopher sans les philosophes, les problèmes qu’ils ont posés, les concepts qu’ils ont élaborés, et que donc les contenus sont un préalable pour penser philosophiquement. Mais on peut apprendre par cœur, voire adhérer à un contenu doctrinal sans l’avoir compris dans sa logique conceptuelle ou argumentative, « en connaissance de cause » ; on peut ainsi reproduire avec une compréhension minimaliste dans un devoir ou à l’examen un enchaînement d’idées, par soumission à l’autorité d’un auteur ou d’un professeur, sans l’avoir « re-pensé ». Le processus de pensée suppose au contraire une activité de compréhension, une élaboration active de sa réflexion. M. Lipman n’évoque jamais explicitement dans ses romans un seul auteur, ouvrage ou texte philosophiques ; il ne cherche pas à ce que les enfants acquièrent, même à la fin du secondaire, une « culture philosophique », au sens patrimonial. Ce n’est pas que la philosophie soit absente de son œuvre : ce philosophe universitaire, qui a fait ses études de philosophie à la Sorbonne, et connaît bien la philosophie continentale et analytique, s’est appuyé sur toute l’histoire de la philosophie, dont les problèmes sont implicites dans ses romans (ex : la logique aristotélicienne dans Harry Stottle, comme le nom du roman l’indique par un jeu de mot). Mais il met l’accent dans sa méthode, ses romans et tout particulièrement les exercices des livres du maître correspondant à chaque ouvrage, sur l’acquisition de compétences réflexives diversifiées, qui relèvent d’une pensée critique (inspirée par le courant américain du « critical thinking »), créative, autocorrectrice, et d’une pensée attentive, attentionnée (appuyée sur le « care »). De même Michel Tozzi a dégagé empiriquement dans les années 1990 en France, avec une vingtaine de correcteurs du baccalauréat français, un modèle didactique de l’apprentissage du philosopher, d’inspiration rationaliste : le philosopher y est didactiquement défini comme « l’articulation, sur des questions et des notions fondamentales pour la condition humaine, dans l’unité et le mouvement d’une pensée habitée par le rapport au sens et à la vérité, de processus de problématisation de questions et de notions, de conceptualisation de notions et de distinctions conceptuelles, d’argumentation rationnelle visant à valider des thèses ou construire des objections ». Cela n’est pas contradictoire avec le recours à des références proprement philosophiques (voir le travail réflexif proposé dès la fin de la maternelle sur les mythes platoniciens), mais pose avec les enfants du primaire de solides bases pour la réflexion… Ces « capacités de base » s’articulent ensuite sur des compétences complexes : lire, écrire, discuter philosophiquement. Comme toutes les capacités et compétences, elles s’exercent et se développent par l’entraînement.

Le commencement du cursus

Un curriculum pose, du fait de sa dimension temporelle sur plusieurs années, la question de la progressivité : qu’est-ce qu’une progressivité dans l’apprentissage de la philosophie et du philosopher ? Cette question n’a jamais été posée en France au niveau d’un cursus : notamment parce qu’il y a dans le secondaire une seule année de philosophie, terminale, et non plusieurs. Le mot progressivité est d’ailleurs occulté dans le vocabulaire officiel. Pourtant il y a de la philosophie dans les classes préparatoires aux grandes écoles après le baccalauréat, et de la philosophie à l’Université sur plusieurs années (cinq pour le master). Mais il y a peu de contacts entre les enseignants de philosophie du secondaire et du supérieur, et peu pour ne pas dire pas de réflexion sur une progressivité de la terminale au master et à l’agrégation de philosophie (concours de recrutement d’enseignants de philosophie de haut niveau). On peut même avoir le même sujet en France au baccalauréat et à l’agrégation de philosophie… Pourtant les exigences y sont sans commune mesure : la question du niveau est donc posée… Y a-t-il des échelles de niveaux en philosophie? Quels peuvent être leurs critères ? La question de l’évaluation surgit ici : peut-on avoir en philosophie une évaluation critériée ? Que va-t-on évaluer en philosophie, et comment ? Evaluer à quel âge, et selon quel programme ? Si l’on peut relativement évaluer des connaissances déclaratives sur un auteur, une doctrine, un ouvrage, un contenu précis, peut-on et si oui comment évaluer des compétences philosophiques ? En quoi celles-ci consistent-elles ? Et quel niveau pour une compétence donnée ? 1) Mais commençons par le commencement… Certains soutiennent qu’il n’y a pas de commencement en philosophie : dès qu’un enfant se pose une question sur la vie, il est entré en philosophie. Il n’y a pas de commencement du commencement (« au commencement il y a le courage », dit Jankélévitch). D’ailleurs « ça commence par le milieu » dit Deleuze, non par l’origine. L’enfant serait spontanément philosophe, par condition humaine : il est jeté-là sans l’avoir choisi, convoqué par la question du sens (d’où ses immenses pourquoi), et doit faire avec la vie et son être-pour-la mort. Toute réflexion ultérieure ne serait que reprise et raffinement conceptuel de ses interrogations initiales, massives et radicales. Certains objectent que la philosophie a une histoire, le passage des présocratiques grecs du mutos ou logos, car la religion bien avant la philosophie répondait déjà au besoin de sens : il y faut l’émergence de la raison, ce qui pose la question de l’éveil de la pensée réflexive chez l’enfant. On ne peut donc éluder la question des préalables, des conditions de possibilité d’un curriculum de pratiques à visée philosophique à l’école. D’où les deux questions : 2) Est-ce possible de commencer à philosopher très tôt avec les enfants ? Car ce pourrait être souhaitable pour le développement psychologique (éveil à des capacités intellectuelles, rapport réflexif à la langue), ou éthique (éveil au jugement moral) de l’enfant, ou d’un point de vue politique (éveil à une citoyenneté critique), mais impossible dans les faits. Y a-t-il donc un âge du philosopher ? Nombreuses sont en effet les objections soulevées : - objections développementales ou psychogénétiques ; le raisonnement logico-formel n’est accessible selon Piaget que vers 10-12 ans, et peut-on philosopher sans raisonner ? Mais l’enfant se pose des questions anthropologiques fortes dès ses premières années, et commence à conceptualiser des notions bien avant même « l’âge de raison »! Le philosophe M. Lipman s’appuie d’ailleurs sur les stades de Piaget dans sa « philosophy for children », et il a conçu en fonction de ces étapes une progressivité dans ses sept romans. Mais les « stades » de Piaget sont aujourd’hui remis en question par certains psychologues, comme Bandura, à travers notamment la critique méthodologique de leur élaboration ; ou relativisés du point de vue de la psychologie sociale, avec les effets de conflits sociocognitifs produits dans des échanges d’enfants en situation réelle de classe, stimulant chez chacun les « zones de développement prochain » (Vigotsky) ; l’analyse fine de processus de pensée dans des corpus de discussions d’élèves animées par le maître montre ainsi l’existence de quasi raisonnements hypothético-déductifs comme de véritables micro expertises dès l’âge de 5-6 ans… Pour y voir plus clair, il faudrait bénéficier de l’éclairage actuel des recherches en psychologie développementale, psychologie cognitive et psychologie sociale, ainsi que des travaux en sciences du langage sur l’analyse de corpus de discussions scolaires inférant de productions langagières des processus de pensée. - Mais aussi objections philosophiques : les enfants n’ont pas acquis les savoirs nécessaires à toute réflexion épistémologique, qui suppose un retour sur les acquis (Cf la philosophie reine des disciplines, avec la métaphore du couronnement des études secondaires). Il faut donc attendre ces acquisitions préalables à l’école pour commencer à philosopher. De plus les enfants sont très, trop imprégnés par les préjugés familiaux, et manquent de maturité pour une réflexion qui soit personnelle : il faudrait donc attendre qu’ils mûrissent… Mais on peut objecter que ces préjugés sont précisément encore peu enracinés. Les enfants possèdent dés le départ une expérience personnelle de vie sur laquelle exercer leur esprit, qu’ils peuvent commencer à formaliser dans et par le langage, et confronter avec d’autres… Le débat est d’ailleurs interne à la philosophie : pour Calliclès (voir chez Platon) et pour Epicure (dans la Lettre à Ménécée), il faudrait commencer très tôt, à la nourrice même dit Montaigne (Chap. 26 des Essais) ; les questions des enfants sont essentielles dans leur existentialité (K. Jaspers), ils sont « spontanément philosophes » dit M. Onfray (ajoutant « mais peu le demeurent »…) : « Où donc a-t-on pris que tout contact avec la philosophie était impossible, entendez interdit, avant l’« adolescence » ?... Une transformation familiale, sociale, politique et, corrélativement, une transformation de l’école, depuis la maternelle, devraient au contraire ouvrir, longtemps avant ce qu’on appelle l’adolescence, à la compréhension et à la pratique de la philosophie » (J. Derrida, op. cit.). Et il ajoutait, lucide, voilà trente-quatre ans : « une telle transformation passera par des luttes : à l’intérieur et à l’extérieur du champ pédagogique, dans et hors la philosophie … ». - Supposons alors que les enfants puissent réfléchir, ce que beaucoup accorderont, à observer des ateliers philo en classe : est-ce pour autant de la philosophie qu’ils produisent? Penser n’est pas forcément philosopher, c’est un concept plus large. Qu’entendons-nous donc précisément par philosophie ? C’est une question difficile, parce qu’elle divise les philosophes eux-mêmes, beaucoup donnant leur propre définition. Et la difficulté redouble quand il s’agit de « philosophy for children » : qu’entend-on par philosopher lorsqu’on parle de faire « philosopher » les enfants ? Est-ce de la « vraie » philosophie ? Il faudrait pouvoir se mettre d’accord sur les concepts de philosophie et de philosopher pour répondre, problème complexe et très discuté, peut-être indécidable en dehors de la réponse de tel ou tel philosophe précis (qui ne sera d’ailleurs pas d’accord avec tel autre). Il faudrait aussi définir ce que l’on entend par « philosophie pour enfants » ou « philosopher avec les enfants ». 3) Est-ce souhaitable ? Car ce pourrait être possible en fait sans être souhaitable en droit. Ce pourrait par exemple être inutile, sans apport significatif au développement de l’enfant ; voire trop précoce, en anticipant sur leurs capacités psychiques, intellectuelles et affectives ; et peut-être dangereux psychologiquement de leur « voler leur enfance » de rêve et d’innocence, en les plongeant prématurément dans les grands problèmes de la vie. Et pourtant, ce sont bien ces enfants qui posent de fait très tôt, quand on veut bien les écouter, les questions existentielles de l’origine et de la fin, de la vie et de la mort (3-4 ans !), de l’amitié et de l’amour etc. La Convention Internationale des droits de l’enfant (1989) ne contient-elle pas maintenant le droit pour l’enfant de s’exprimer et de penser, droit dont il serait nécessaire pour qu’il ne reste pas formel d’assurer la réalisation dans les systèmes éducatifs (Cf la seconde thèse de Jean-Charles Pettier, 2008). 4) Si on pense alors que c’est à la fois possible et souhaitable, à partir de quand commencer ? La question d’un cursus pose la question du commencement dans le temps : avec l’apparition du langage, qui est selon certains linguistes-philosophes (comme Francis Jacques), d’essence argumentative ? A l’entrée à l’école maternelle ? Vers 5-6 ans ? A « l’âge de raison » (7ans) ? Au début de l’adolescence ? Au lycée, vers 16 ans ? En fin de cursus du secondaire ? A moins que ce ne soit à l’université… ou jamais, si la philosophie et trop dangereuse pour le pouvoir, la religion (cette discipline est inconnue par exemple dans tout le système éducatif d’Arabie Saoudite)… Arrive aussi, avec la question de l’âge du commencement, du quand, celle du « comment ? », qui est davantage pédagogique et didactique, abordée ensuite.

La notion de progressivité dans le cursus

A supposer clarifiée la question du commencement, de l’âge possible du philosopher, se pose alors la question de la progressivité. Il faut clarifier les concepts de progressivité, de progressivité d’un apprentissage, de progressivité d’un apprentissage du philosopher. La notion de progressivité nous semble impliquer plusieurs aspects : 1) l’apprentissage demande du temps : une compétence ne se développe par exemple que parce que et quand on est exposé à une tâche qui permet de la construire. Cette temporalité peut avoir différentes échelles : la séance de classe, une séquence de plusieurs séances autour d’une notion, d’un problème, d’une œuvre, d’une compétence particulière ; un trimestre ou une année. Elle peut se concevoir sous forme de curriculum, sur deux ou plusieurs années, sur un cycle de la scolarité, comme sur l’ensemble du système scolaire. 2) On a recours à la notion de progressivité dans l’apprentissage du philosopher, quand on voit l’élève se confronter à des difficultés pour réfléchir, ce qui implique des essais et des erreurs, une maturation, et donc une évolution dans le sens d’une amélioration. Il faut donc creuser la notion d’obstacle épistémologique à penser, comme l’attachement à ses opinons, le dogmatisme qui fige tout questionnement, le relativisme qui décourage la recherche de la vérité, et analyser comment dépasser ces obstacles. 3) On pense donc qu’il faut franchir petit à petit des étapes qui permettent le passage graduel à un degré ou un palier supérieur, un perfectionnement. Si l’objectif des activités proposées dans l’apprentissage est à « visée » philosophique, on désigne le but poursuivi, mais laisse entière la question didactique du chemin et de ses étapes. Comment donc penser ces étapes, et en fonction de quels éléments ? Il faut, dès lors qu’on pense que la progressivité est nécessaire dans tout apprentissage, déterminer sur quoi doit porter cette progressivité. Le problème est complexe en philosophie, parce que les enfants ont déjà des questions de portée métaphysique (« Pourquoi la lune c’est pas le soleil ?) ; la métaphysique peut donc tout aussi bien être un point de départ qu’un point d’arrivée : mais à quel niveau ? Y a-t-il des fondamentaux en philosophie : des conditions de possibilité du philosopher, des prérequis (ex. cartésien : le doute…) ? Des éléments de base, qu’on ne peut pas ignorer sous peine d’être hors philosophie, et qui seraient comme les premiers acquis nécessaires pour continuer? Sont-ce alors des questions (Que puis-je savoir ?), des notions (la liberté, la vérité …), des repères comme on dit dans le programme français (distinguer réel et apparence, possible et probable, contingent et nécessaire, en droit et en fait…), des attitudes de pensée (s’interroger, exercer sa raison…) ? Qu’est-ce qui est dans tous ces éléments de l’ordre de l’objectif poursuivi et des moyens utilisés ? Mais reprenons… 4) La progressivité doit-elle porter sur des contenus ? L’éthique avant l’épistémologie et la politique? Mais les questions des jeunes enfants sont d’emblée très métaphysiques. La conscience avant l’inconscient ? Commencer ou finir par la philosophie ? Qu’est-ce donc qui peut justifier une antériorité de l’approche d’une notion, d’un problème, d’un auteur, sur un autre ? La logique (mais laquelle ?), l’ordre des choses (mais lequel) ? Avec la liberté revendiquée du professeur de philosophie français, à la fois pédagogique (commencer par où l’on veut du moment que le programme est fait en totalité pour préparer à l’examen), et philosophique (il est logique de commencer son cours par le doute puis la conscience si on est cartésien), c’est au professeur qu’incombe le choix, et dans ce cas la question de l’antériorité « naturelle » de problèmes ou notions est très relative… La chronologie des auteurs du programme sur trois ans a au contraire choisi institutionnellement pour le professeur de philosophie italien, qui est aussi (quelle coïncidence !), professeur d’histoire : la logique de l’antériorité est simplement programmatique, inspirée probablement sur le fond par la conviction qu’on ne peut apprendre à philosopher sans connaissance approfondie de l’histoire de la philosophie. M. Lipman par sa méthode conteste radicalement une telle approche. La progressivité doit-elle alors être fondée, plus que sur des contenus, sur le développement de compétences de pensée de plus en plus complexes au fur et à mesure que l’on avance dans le cursus? On évalue généralement dans une discipline scolaire un progrès des élèves (la progressivité renvoie à la notion de progrès), lorsqu’il y a une acquisition de savoirs et/ou un développement de compétences. Ce qui pose la question de l’articulation entre le développement de compétences et l’acquisition de connaissances… Que doit-il en être en philosophie ? Une progressivité en philosophie consisterait-elle à savoir quand et comment introduire certains savoirs jugés nécessaires, quand et comment, dans une progressivité, introduire des philosophes : ils ne sont qu’implicites chez Lipman, mais jamais cités dans ses romans, et peu explicités même dans la formation des maîtres, ce qui sera critiqué par ceux qui sont attachés au patrimoine philosophique : quoi !, de la philosophie sans les philosophes ! En Italie au contraire, on acquiert des savoirs sur la philosophie et son histoire : de l’Antiquité en seconde, à laquelle on ajoute des connaissances plus récentes en première, pour parachever le tout par la philosophie contemporaine en troisième année de lycée (terminale). Faut-il alors penser la progressivité philosophique : a) en terme d’acquisition de savoirs b) dans un sens historique c) et sur un mode cumulatif, ajoutant des couches de savoir successivement dans le temps ? Ce n’est pas ici un argument pédagogique, mais d’autres considérations qui l’emportent, car la philosophie des présocratiques ne le cède en rien en difficulté sur celle de Sartre. D’un point de vue plus pédagogique sur les contenus, on peut penser qu’il est plus facile pour de jeunes élèves d’aborder une notion comme l’amitié, qui leur parlera plus que celle d’Etat ; ou de les faire réfléchir à la vérité à partir de la question éthique du mensonge, dont ils ont une large pratique confrontée à de fréquents interdits parentaux et sociétaux, ou de la question de l’erreur, qu’ils rencontrent sans arrêt à l’école, qu’à partir de la théorie de la connaissance, plus abstraite, et qui les concerne moins spontanément. Les anecdotes sur la vie des philosophes plaisent aux élèves, et sont souvent significatives pour comprendre leur pensée. Une phrase courte, sous forme d’aphorisme, peut provoquer la pensée sans demander un effort de concentration sur un texte plus long. On concèdera que certains auteurs comme Heidegger ou Lacan, peuvent sembler plus difficiles que d’autres comme Descartes ou Bergson, pour des raisons de langue, de clarté apparente, de traduction… Chez chaque auteur, tel ouvrage comme le Manifeste du parti communiste chez Marx apparaîtra plus abordable que d’autres comme Le Capital, et dans telle œuvre, tel passage peut sembler plus compréhensible que d’autres, parce qu’il y a des exemples ou une métaphore, ou parce qu’il peut être décontextualisé de l’œuvre et de ses concepts… C’est le critère d’accessibilité qui apparaît ici comme pédagogiquement pertinent. L’expérience nous a montré que les contes, les albums, les romans et les mythes pouvaient être un support utile à la réflexion, qu’ils enracinent dans la sensibilité et l’imagination du lecteur : la projection dans les personnages qui vivent par exemple des dilemmes moraux favorise une reprise conceptuelle et problématisante du niveau manifeste de l’histoire, qui reste descriptif-narratif. Et il est peut-être plus aisé d’aborder la philosophie de Camus ou de Sartre par leurs œuvres littéraires… 5) La progressivité doit-elle porter en même temps voire surtout sur le développement de compétences de pensée, comme les processus de problématisation, de conceptualisation, d’argumentation. Faut-il alors comme M. Lipman, penser la progression philosophique en fonction des stades piagétiens du développement intellectuel de l’enfant, par exemple introduire vers 10-12 ans dans son roman sur Harry la logique aristotélicienne et le raisonnement hypothético-déductif ? Est-ce en fonction du niveau de complexité de telle ou telle compétence qu’il faut construire des progressions ? C’est ici la complexité croissante qui fonde et ordonne la progressivité. Partir des questions qu’un enfant se pose spontanément (recueillies par exemple dans une boite à questions) est pour lui plus facile que quand on lui demande d’élaborer lui-même des questions, ou de répondre de façon réfléchie à des questions qu’on lui pose. Formuler une question philosophique sur un texte est plus facile quand l’histoire racontée contient implicitement, comme chez Lipman, les grands problèmes de la philosophie. D’après nos observations en classe, il est plus facile de donner un exemple d’injustice à partir d’un sentiment de colère éprouvé, que de passer de l’affect au concept en définissant abstraitement la justice ; de définir une notion en extension en donnant des exemples (Valéry est mon amie), que de la définir en compréhension par ses attributs (« L’ami, on en a peu, on le choisit, on lui confie des secrets et c’est pour longtemps »). Plus facile aussi de dire ce qu’on pense, que de valider rationnellement son propos. Plus facile de manifester simplement un désaccord, que d’argumenter une objection ; plus facile de donner un contre-exemple, toujours concret, qu’un argument plus général. Un essai de repérage des difficultés à penser par soi-même, et de classification des difficultés croissantes pour y parvenir permettrait peut-être d’articuler une progressivité. On cherche par exemple souvent à échapper à une définition générale d’une notion (ex : l’amour) ou à la solution d’un problème (l’amour peut-il être durable ?), en disant que cela dépend des individus ou/et des contextes, ce qui la relativise au point que la notion devient indéfinissable et le problème insoluble. On voit par tous ces exemples que la facilité, c’est toujours une moins-value philosophique. La didactique a précisément pour objectif de chercher les moyens de faire progresser les élèves par rapport à toutes ces facilités, qui sont autant d’obstacles à penser. D’où la question des méthodes abordée ensuite. Dans la démarche esquissée du plus facile au plus difficile, il s’agirait, comme dans la méthode cartésienne, de procéder du plus simple au plus compliqué… On pourrait tenter de réduire par l’analyse un contenu très abstrait, une démarche ou une compétence élevée à des éléments premiers sur la base desquels on établirait des progressions. Mais les taxonomies des opérations de pensée (ex : la synthèse est plus complexe que l’analyse), par leur fractionnement en compétences et sous-compétences devenant des objectifs et sous-objectifs, ainsi que l’enchaînement logique de procédures, ont montré leurs limites quand il s’agit précisément d’opérations complexes, peu aisément formalisables dès que l’on sort de la stricte logique (comme les règles du syllogisme). Une piste pourrait être de plonger d’emblée les enfants dans la complexité des questions qu’ils posent eux-mêmes très tôt sur la condition humaine, et travailler plus globalement sur ces problèmes massifs, quitte à affiner peu à peu les approches méthodologiques pour les examiner. Question de méthode…

La question des méthodes

1) La question d’un curriculum scolaire et de sa progressivité pose la question de la (ou des) méthodes. Faut-il une méthode pour apprendre à philosopher ? Certainement, si l’on pense qu’il doit y avoir dans tout enseignement et dans tout apprentissage scolaire un aspect méthodique, organisé, progressif. Pourquoi la philosophie échapperait-elle à cette exigence, qui semble constitutive des notions même d’enseignement et d’apprentissage scolaire? On pourrait même définir la didactique dans le champ disciplinaire philosophique comme l’étude (aspect descriptif et analytique) des méthodes utilisées en classe pour l’apprentissage du philosopher, et la réflexion (aspect critique et prospectif) sur les façons d’améliorer les méthodes de cet apprentissage. Du moins dans le paradigme problématisant, où il s’agit d’apprendre à penser par soi-même. Methodos en grec, c’est étymologiquement le chemin (odos) vers (mota), une recherche, une poursuite : l’ensemble des procédés pour parvenir à une fin, et dans le cas qui nous occupe, le type de chemin qu’il faut suivre (s’il existe déjà sous forme de règles), et/ou tracer (si on invente le chemin en avançant) pour « bien conduire sa raison et chercher la vérité » (Descartes). Socrate, du côté du Maître-ignorant (comme dirait J. Rancière), utilise la maïeutique, où l’art d’accoucher les esprits, en posant des questions (im)pertinentes qui remettent en question les opinions des personnes avec lesquelles il dialogue : apprendre à philosopher, c’est consentir à se laisser questionner par un maître compétent en questionnement philosophique. Cette pratique est aujourd’hui reprise en France par Oscar Brénifier. Descartes, qui a écrit précisément un Discours de la méthode, proposait pour sa part, concernant les sciences, une méthode d’analyse : pour comprendre, il faut décomposer un tout en ses parties pour analyser chacune, afin d’appréhender le tout par une synthèse reconstitutive, en procédant donc du plus simple au plus compliqué. Pour philosopher par soi-même - il donne l’exemple dans Les Méditations Métaphysiques -, il faut commencer par douter radicalement de ses certitudes, afin d’éprouver par ce moyen ce qui peut résister au doute, de façon à bâtir sa pensée sur des vérités incontestables : je doute, ce qui implique que je pense, et donc que j’existe comme pensée qui doute ; on rejoint ici le questionnement, sous forme d’autoquestionnement Comment donc l’apprenti philosophe va-t-il pouvoir procéder pour dépasser ses opinions (Platon répondrait : pour s’élever du sensible à l’intelligible, la méthode c’est la « dialectique ascendante », remonter d’un bel objet à l’Idée du Beau) ? Et comment le maître pourra aider l’élève à ce questionnement méthodique et systématique, ou à pratiquer cette dialectique ? Voilà un double problème de méthode, du côté de l’apprenti philosophe et du maître en philosopher. 2) Plusieurs questions pourraient être ainsi approfondies dans une recherche curriculaire : - Dans un paradigme non problématisant, les méthodes seront différentes, puisqu’on ne poursuit pas les mêmes objectifs. Pas d’enseignement d’histoire de la philosophie par exemple sans étude des doctrines ou/et des textes : quelle méthode alors pour exposer/faire découvrir une doctrine ou un courant philosophique pour qu’ils soient compris par les élèves : exposé magistral du professeur avec questions in fine (mais qu’est-ce qu’un cours magistral efficace ?) ; exposé individuel d’élève ou de plusieurs élèves travaillant en équipe et se partageant tel ou tel aspect ; « colloque des philosophes » ou « procès d’un philosophe » (ex : Galilée), tel que proposé en France par le secteur philosophie du GFEN ; utilisation ou pas d’anecdotes, de schémas, de métaphores, voire de romans (ex : Le roman de Sophie de J. Gaarder) etc.? Quelle méthodologie par ailleurs de l’explication ou du commentaire de textes : explication par le professeur ou confrontation des interprétations des élèves par la discussion, ce n’est pas la même démarche… - Les modes prévus d’évaluation en amont vont fortement influencer le choix de certaines méthodes, car la méthode sert aussi, en contexte scolaire, à préparer les évaluations qui ont un enjeu (notation, examen) : il y aura différence selon qu’il s’agit ou pas d’un texte du programme, donc préalablement ou non étudié ; selon les exigences requises : connaissance ou pas de l’auteur ou de l’œuvre ; selon qu’il s’agit seulement d’expliquer un texte ou aussi de se positionner personnellement par rapport à lui ; selon que le texte est court ou long ; s’il s’agit d’expliquer un texte ou d’en comparer plusieurs etc. - Les méthodes en philosophie avec les enfants différent aussi selon les objectifs : tours de table sans discussion avec silence de l’enseignant (J. Lévine et l’Agsas) ; hyperguidage au contraire par questionnement du maître (O. Brénifier et l’Institut de pratiques philosophiques) ; dialogue entre élèves mais sans exigence intellectuelle particulière, par dynamique propre du groupe (J.-F. Chazerans) ; communauté de recherche avec exigences philosophiques de l’animateur, puis exercices spécifiques décrochés des échanges pour travailler des compétences spécifiques (M. Lipman, M. Sasseville, M.-F. Daniel, P. Lebuis etc.); discussion à visée philosophique mais avec un dispositif de type démocratique (M. Tozzi, S. Connac) etc. S’il y en a donc plusieurs méthodes en philosophie avec les enfants, ce qui est le cas on vient de le rappeler en France, laquelle est la meilleure ? Cette question de la « bonne méthode ou pratique » a-t-elle un sens, dès lors que les objectifs ne sont pas tout à fait les mêmes ? 3) Des pratiques de terrain se dégagent ce que l’on pourrait appeler de « grands genres méthodologiques » : - Le cours, la « leçon », l’exposé : faire (professeur) ou écouter (élèves) un cours de philosophie ; faire en tant qu’élève un exposé. - La lecture philosophique d’un texte : lire et étudier un texte philosophique (une œuvre, un passage long ou court) ; lire philosophiquement un texte non philosophique (ex : littéraire). - L’écriture philosophique d’un texte : écrire, rédiger soit même un texte à visée philosophique ; - La discussion à visée philosophique : échanger à l’oral sur des questions (philosophiques ou non au départ), mais avec une visée philosophique. Or chaque genre peut comporter des variantes méthodologiques substantielles : s’agissant de discussion (d), ce peut être le professeur qui dialogue avec ses élèves avec des exigences philosophiques, ou les élèves qui discutent entre eux sous la conduite vigilante du professeur. Les effets formatifs ne sont pas du tout les mêmes… S’agissant d’écriture (c), F. Cossutta a bien montré la logique spécifique des différents types de discours philosophique. Il faut en tirer des conséquences méthodologiques en matière de didactisation : ce n’est pas la même chose en effet pour un élève d’écrire un aphorisme, une dissertation, un essai, une lettre, un dialogue etc. Chaque « sous-genre » a des exigences propres à prendre en compte dans un objectif d’apprentissage. En changeant de discours, on n’écrit pas de la même façon les mêmes idées, on écrit autre chose… Il faudrait par ailleurs analyser chacun de ces grands genres, car la méthode d’apprentissage peut différer grandement entre chacun des genres : quelle sont par exemple les différences spécifiques entre lire, écrire et discuter philosophiquement ? On n’entre pas dans ces modalités diverses de la même manière dans la philosophie et le philosopher ; ce n’est pas un hasard si la forme dominante de l’entrée dans le philosopher pour de jeunes enfants est dans les pratiques la discussion, avec souvent comme supports des textes fortement narratifs… 4) Cette dernière considération peut amener à penser que dans un curriculum, les différentes méthodes peuvent évoluer avec l’âge des enfants, en se combinant différemment. Il y a des progressivités méthodologiques à construire et expérimenter : pourquoi pas par exemple commencer (4-5 ans) à encourager les enfants à se saisir de leur propres questions, souvent métaphysiques, pour s’entraîner à y répondre par une première vision du monde (J. Lévine) ? Puis favoriser par un dialogue la confrontation de ces visions différentes entre les enfants (6-7 ans) pour les faire évoluer (J.-F. Chazerans) ? Introduire peu à peu dans ces échanges verbaux (8-10 ans), par la vigilance de l’enseignant, des exigences intellectuelles (Lipman, Tozzi). Amener ensuite des textes accessibles de philosophes (J.-C. Pettier), courts (11-12 ans), puis plus longs, et de plus en plus difficiles… Passer graduellement de l’écriture courte d’un aphorisme (7 ans) à un texte plus long (aphorisme expansé : 8 ans) ; de ces petits textes à une correspondance entre élèves ou à la classe (9-11 ans); de discussions entre élèves à de petits dialogues écrits entre deux ou trois personnages reprenant les arguments échangés (10-13 ans) ; ou de courts essais argumentatifs (14-16 ans) pour développer son point de vue face à des objections, pour aller vers des dissertations plus étoffées au lycée… C’est l’imagination pédagogique et didactique qui doit ici nourrir la pratique, comme le font déjà bien des innovateurs.

Un cursus "standart" ?

Est-il alors possible, voire souhaitable, de proposer au niveau mondial un cursus « standart » ? On sait à quel point un type d’enseignement ne prend son sens que dans le cadre de l’histoire et des structures d’un système éducatif donné, relatif à une culture, voire une civilisation. Une méthode proposée universellement peut-elle avoir un sens, entre historicité des systèmes éducatifs, relativisme des cultures, et visée universalisante de la philosophie ? Ce qui renvoie à la question des conceptions de la philosophie selon les aires culturelles. L’Unesco est très sensible à cette diversité, à ne pas imposer des modèles, mais elle fait aussi des « recommandations » pour une philosophie développant l’esprit critique, le dialogue et la paix entre les peuples, ce qui dessine déjà une certaine orientation philosophique … Prenons la méthode Lipman de la « philosophy for children ». Elle a intéressé de nombreux universitaires dans le monde, et été adoptée par de nombreux groupes qui l’ont disséminée : certains de ses romans philosophiques ont été traduits dans de nombreuses langues. Dans les pays de langue et plus largement de culture anglo-saxonnes (y compris en Afrique et en Asie), où la philosophie n’existe pas ou très peu officiellement dans l’enseignement secondaire, elle est apparue comme autorisant et organisant l’apprentissage d’une démarche philosophique avec les enfants, et ce tout au long de leur scolarité. Quand on analyse (2) de plus près cette diffusion (en Amérique centrale et du sud par exemple), on s’aperçoit cependant que des obstacles culturels sont intervenus, parce que le contexte des romans est américain (USA), ce qui convient peu à des pays en voie de développement : d’où des adaptations plus ou moins significatives, de la simple traduction des livres à des romans à la manière de … mais changeant le contexte, jusqu’à la production de matériels didactiques nouveaux, ou l’appui sur un patrimoine local (ex : les contes arabes), plus pertinents pour une culture donnée. En France, où il y a cent cinquante ans de tradition de l’enseignement philosophique dans le secondaire (avec jusqu’à huit heures hebdomadaires dans les sections terminales littéraires), et où ce passé était un obstacle à l’idée même de la possibilité de faire philosopher les enfants, l’introduction tardive de cette pratique a essaimé en plusieurs méthodes, dont celle de M. Lipman, qui, si par sa crédibilité elle a donné l’impulsion primitive, n’est désormais que l’une d’entre elles, et pas forcément la plus développée… Il semble donc difficile de proposer « la bonne méthode », surgie historiquement dans un pays et à un moment donné, et reprise par tous les autres : il faut mettre le concept de « good practices » au pluriel. Ce n’est même pas souhaitable, dans un monde multiculturel où la diversité, quand elle n’est pas perçue comme menace, peut être une réelle richesse. Il faudrait ainsi, si l’on se place comme nous dans la perspective et selon les principes de l’Unesco, développer une pratique philosophique à l’école qui développe la pensée personnelle critique et le dialogue entre les individus et les peuples dans un esprit de paix, tout en s’appuyant sur le patrimoine historique divers de la philosophie (philosophie grecque, philosophie musulmane, pensée chinoise, écoles hindoues, « philosophie bantoue » etc.), comme une des grandes formes culturelles créées par l’humanité pour soutenir la question du sens. Cela interroge évidemment tout paradigme dogmatique, qui semble peu appropriée au dialogue, et renvoie plutôt à une forme de combinaison progressive des paradigmes problématisant et historique, dont il reste à construire dans chaque pays l’originalité et les modalités, à partir du moment où ils s’inspirent des principes ci-dessus… La question de l’institutionnalisation d’une démarche philosophique dans les systèmes éducatifs reste entière. Les cursus sont actuellement très divers : une absence totale de philosophie (y compris dans le supérieur, comme en Arabie saoudite) ; dans le primaire, des expériences depuis longtemps (Mexique, Australie), des innovations (France), des expérimentations officielles (Norvège, Tunisie), des institutionnalisations (Luxembourg) etc. ; dans le secondaire, des cursus effectifs sur plusieurs années (les deux ans en Algérie ou les trois ans du lycée italien, les deux ou trois ans du collégial québécois), qui restent cependant fragmentaires par rapport à toute une scolarité. Tantôt la philosophie s’annonce comme telle dans des programmes, discipline à part entière ; tantôt elle est une dimension fondamentale d’un cours de citoyenneté (philosophie politique), d’éthique (Québec, Allemagne), de morale, voire de religion (cours de morale catholique en communauté francophone belge, qui utilise explicitement la communauté de recherche lipmanienne)…

Conclusion provisoire

Nous pourrions dire en conclusion provisoire qu’il y a plusieurs pistes à envisager pour avancer institutionnellement vers un curriculum : 1) il peut s’agir de lancer ici la pratique de philosopher avec les enfants comme innovation dans un système qui l’ignore, là commencer par expérimenter officiellement cette pratique sous bénéfice d’inventaire avant extension. Ici d’institutionnaliser la philosophie dans le système suite à une évaluation positive dune expérimentation, là d’étendre la philosophie là où elle n’existe pas encore (exemple en France : verticalement de la terminale à la première, ou horizontalement des baccalauréats généraux et technologiques au baccalauréat professionnel). 2) Mais aussi d’introduire la philosophie comme dimension fondamentale dans un cours déjà constitué (comme l’a fait en Belgique francophone le cours de morale non confessionnelle lorsqu’il concerne les deux dernières années du Lycée). 3) Ou bien – autre piste essentielle -, porter un souci épistémologique et éthique particulier dans les disciplines scientifiques traditionnelles… Cette dimension interdisciplinaire, déjà explorée, et à laquelle se prête bien la philosophie, pourrait être confortée…. Envoyez donc vos contributions à michel.tozzi@orange.fr Un point des travaux de l’année sera fait à la dixième Rencontre sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP) en novembre 2010 à l’Unesco. Notes : (1) Il y a eu trois autres ateliers, constituant désormais trois groupes de travail jusqu’au colloque 2010. - La formation philosophique aux nouvelles pratiques philosophiques (responsable Nathalie Frieden : nfrieden@sunrise.ch) ; voir dans ce numéro la problématique. - Philosophie et maladies de l’âme (responsables Jean Ribalet et Marie Agostini : ribalet@wanadoo.fr); voir la problématique dans le n° 43 de Diotime. -La philosophie dans la cité (responsables Romain Jalabert et Gunter Gorhan : romainjalabert@yahoo.fr). (2) Voir la reprise de mon rapport dans la première partie sur l’école primaire de l’ouvrage de l’Unesco : La philosophie, une école de la liberté (2007), téléchargeable gratuitement en français et en anglais sur le site de l’Unesco.